Notes sur le visible

Comme tant d’autres, je crois vagabonder pas mal en interne. Ça s’invective, ça brainstorme, ça tutoie les dieux, les invoque, les insulte, ça jette des sorts, ça entre en transe en dansant à l’atelier, ça ne retombe qu’en enfance. 

Dans ces états-là, on ouvre des vannes et certaines frontières, des dogmes et des interdits claquent. D’autres émergent. Puis s’évaporent.

De fait, il y a ce grand laisse-aller-là, chez ce peintre que j’incarne et pour qui toute image ne naît que d’une granulosité, une matière comme on dit, un traitement chaotique du support, des taches, des empreintes, des réseaux, à l’occasion de projections et de diffusions de jus à l’horizontale, ceci jusqu’à obtenir, par accident, une information de type organique ou que j’identifie comme telle : c’est-à-dire quelque chose ayant trait au biotique, au cellulaire, au paysager, au géologique, au cartographique ou au tripal. Je ne fais que laisser travailler la mécanique des fluides au gré de micro-pentes.

Le lendemain, à sec, je tourne autour de mon support « informé » sans projet précis : je peux prendre mon Rorschach, car c’est bien de cela qu’il s’agit, dans n’importe quel sens jusqu’à halluciner une forme ou un groupe de formes pouvant interagir. Au bout d’un certain nombre de tours, comme tout le monde, j’ai le vertige mais une, deux, ou trois choses vagues se sont imposées. Certaines d’entre elles prévalent.

À ce stade, nombre de modes opératoires s’offrent à moi :

– Soit je circonscris une, et une seule, des formes hallucinées, par un aplat autour, et une « forme de vie » en émerge, action automatiquement représentative, classique et spatialisée. Et ce traitement qui consiste à détourer le chaos avec du vide, pourra éventuellement se remplir et faire un jour, mur, sol, plinthe, autour de cette forme initiale, circonscrite, souvent assise, dos au mur.

– Soit, encore, je sélectionne plusieurs des micro-éléments du chaos qui m’évoquent bribes de membres, arborescences humaines, végétales ou animales, terrestres, sous marines, vertébrées ou invertébrées, et dont la réunion favorise (à l’instar des cadavres exquis) l’émergence de formes imprévisibles déterminant ce que je nomme mes Xénomorphes – des êtres résolument impossibles, asymétriques, dissymétriques et certainement, ici comme ailleurs, non viables –, et le résultat peut renvoyer tour à tour à la tératologie, au cartoon, au surréalisme ou à la prospective.

– Soit enfin, le chaos initial devient fond (mur ou paysage) et en son sein je cherche donc trouve des micro-sujets que je mets en valeur en les surlignant. Des traits humains, des ombres de visages superposables, des choses sans nom mais interprétables.

– Soit aussi, et de plus en plus d’ailleurs, je renverse sur mon panneau au sol, divers jus colorés que je fais basculer et interagir, sans finalement intervenir plus que ça, quand ça « réussit », je garde, quand ça rate, j’efface ou racle et je recommence.

Jusqu’en 2007, je défavorisais les extérieurs ou les ouvertures sur le dehors, mais singulièrement, depuis la découverte de Gliese 581c, (qui s’est appelée plus tard tantôt GL.d, GL.f et GL.g) toute première exoplanète dite « tellurique » médiatisée, évoluant dans la « zone habitable », par conséquent avec une possibilité d’eau à l’état liquide à sa surface, bizarrement donc, un paysage, un ciel, peuvent émerger dans mon travail. Je ne fais, depuis lors, que digérer assez automatiquement des lectures scientifiques vulgarisées. Hélas Gliese 581c s’est depuis révélée un artefact et a été oubliée.

De quelques origines qu’elles soient, mes formes « posées » prendront vie en étant affublées de divers éléments, des afféteries – tics, colifichets, cols, cravates, trucs, moustaches, globes oculaires (un tic prégnant dont je ne me dépare), des accidents, des gribouillis, oreilles de lapin, touffes d’herbe, lianes, barbes, buissons, glands, becs, verges, cornes, dentures, boutons, vulves, sourcils, colibris – faisant sens sur le moment dans l’état boulimique dans lequel je me suis mis.

On n’est pas dans le minimalisme ici. On est dans mon maximalisme personnel. Une centrifugeuse où tout convolue. C’est animal, c’est humain, c’est de l’accessoire, cela peut même renvoyer indûment au végétal depuis la découverte d’Elysia Chlorotica en 2008 – une limace de mer intégrant les chloroplastes de l’algue Vaucheria dont elle se nourrit et capable, – par une sorte de miracle de l’évolution, un drôle d’hapax, un transfert de gènes dit «horizontal», –capable donc d’opérer à son tour une photosynthèse ! Une limace chlorophyllienne ! Le monde entier s’en moque ! Pas moi ! Une véritable chimère opérante qui m’inspire depuis au plus haut point.

Ici, tout évoque les « êtres venus d’ailleurs » de nos enfances, ça peut renvoyer à l’animisme aussi parfois, c’est automatique toujours, c’est hautement sentimental, c’est du palimpseste toujours, ça pourrait faire « Art » à ce stade.

Mais ces rajouts, ces caches, ces gadgets inutiles, ne sont que des adjuvants, des indices, des exposants que je place là où il faut, ou juste à côté d’ailleurs, parce que je prône une certaine maladresse souvent, une certaine inexactitude.

« Pas de prévoyance ! », a dit (entre autre) Artaud. Alors bêtement, là, j’obéis à l’injonction car tout simplement, elle m’arrange.

Après ? Je mets en volume, j’obombre (>je pose des ombres) et plonge le tout dans une lumière centrale mais latérale de type théâtral, ou pas d’ailleurs, car je me fantasme en homme si libre au point de déroger à mes propres règles, et je prétends en avoir fini.

Hélas, ces formes-là, en devenir, ne sont pas très accomplies, ou le sont trop, et mes avortons, mes avatars, ma machinerie de xénomorphes, tout cela se met à pulluler, à se recouvrir, à s’annuler les uns les autres ou à vouloir trop obéir ou trop désobéir aux lois de la physique, et le doute s’installe.

Et ça me gêne de me retrouver là, je n’y suis pas à l’aise.

La 3d, l’infantilisme, le pop-art, le surréalisme, la régression, ça m’ennuie chez les autres, ça m’ennuie chez moi.

Alors je détruis tout avec une grande ferveur, je racle ou recouvre tout ce qui me dérange, ou fais basculer ma scénographie à 90, à 180 ou 270 degrés, en prenant soin de ne garder que quelques « trucs » que je juge assez réussis. Une sélection pas si naturelle.

Depuis peu, le choix même d’une orientation ne m’apparaît plus si nécessaire, et depuis que Baselitz, en personne, s’est remis à l’endroit, (ou envers d’envers), il appert que deux ou trois sens de lecture peuvent coexister et prévaloir pour un même tableau.

On a affaire à un monde renversé, puisque réversible, j’en suis le premier témoin, ça ne m’appartient plus mais je me le suis approprié.

Ce refus de déterminer un sens de lecture a été paradoxalement une prise de décision importante. Comme si dans une grande magnanimité, il m’amusait d’offrir un surcroît d’interprétation, l’un de mes projets consistant à exposer, un jour, mon travail à l’horizontale, une forme d’in situ qui permettrait à mon rare public et de tourner autour et de marcher sur mes tableaux comme je le fais.

Quels que soient les modes opératoires, le type de scénographie, et les choix d’orientation, au final, apparaît souvent quelque chose de moins franc, de plus indirect, net mais indéterminable, une polysémie qui, dans son brouhaha, renvoie à l’Innommable, l’Ineffable ou l’Irréalisme car l’univoque, le thétique ou la monosémie me dérangent au plus haut point, et cela autant qu’une forme pornographique le ferait. Comme si j’associais la pornographie et l’obscénité d’un sens unique et l’opposais à l’érotisme d’une sensation, en l’occurrence celle d’un sens perdu.

Trois fois rien a évolué, a muté, d’une façon irraisonnable mais légitimée. Après tout, je ne suis qu’un des instruments de l’époque et je ne fais qu’obéir à des flux et quoiqu’il advienne après, de mes dénis logorrhéiques et de mes mutations en série, je ne le déplore pas, du moins pas tout de suite.

Alors, ce type d’ironies-ci, en chapelet de petites idées, je compose bien sûr aussi avec. Mais ça a un côté très périssable tous ces partis pris et ça peut amoindrir les choses, ces circonvolutions. Soyons sérieux.

De fait, je contrebalance avec d’autres procédures qui sont, elles, je l’espère, plus prégnantes et d’ordre plutôt technique, pictural et compositionnel.

Le Jackalope, au hasard, en tant qu’ancienne composante ironique à doser, (c’est un lapin à corne), a pu un temps fonctionner comme un tic momentané chez moi, alors on pourrait se demander en quoi ce gadget m’a intéressé à ce point-là.

Eh bien parce que c’est un leurre d’abord, une fausse piste surexposée, mais j’y retrouvais des résonances un petit partout en cherchant bien. Son origine remonte à 1932, quand Douglas Herrick a naturalisé un lièvre et y a adjoint de petites cornes de cervidé. Depuis, c’est devenu un attrape-touriste au Nouveau Mexique, ce qui m’a étrangement plu la fois où on m’en a offert un empaillé.

Jackalope ? C’est la contraction anglaise des mots Jackrabbit et Antelope. C’est censé être un animal très timide et nocturne, ne supportant pas la captivité, un voleur de balles de golf aussi, dont le chant au clair de lune rappellerait la voix d’un bébé enroué, mais c’est une chimère et tout porterait à croire que j’en ai fait, dans les années 2000, un animal totem. Ce qui a été vrai un temps.

Ça me correspondait et me correspond toujours assez bien au fond, mais hélas, ainsi qu’au monde tel que je le perçois très souvent.

Ça tient, mais ce n’est pas si sérieux, le monde, on le voit bien. Ça se délaie, on va vers le zéro absolu, on l’oublie trop. Il y a ici-bas quelque chose de fluide, d’élastique, d’ondoyant, de sinueux, ça ne se comporte pas si bien, ce n’est pas si solide, il y a beaucoup de temps de latence aussi, on est assez loin du miracle.

Depuis quelques décennies, ça apparaît même comme plutôt fragile, temporaire, ça flotte, aspire, dérive, échoue ou surnage selon des constantes, des variables, des vents, des courants, des zones de fracture, des sinusoïdes molles, des frontières floues, mais aussi selon des butées, des pics, des revirements brutaux et des entrechocs, des accidents, des surprises.

Malgré cela, notre monde subsiste. Dans le perceptible, selon nos organes, à nos échelles de taille, de temps, les vieilles lois de la physique newtonienne ne sont pas si remises en question. La pomme, sauvage, ultra sélectionnée, transgénique, en compote, continue de tomber en bas, même si on lance des navettes, souvent elles ne retombent pas et se contentent d’atterrir.

On contrôle un peu, de temps en temps, l’élasticité de certains événements. Seules les sondes nous échappent et cela est bien.

Mais à nos hautes altitudes, paraît-il, « ça » se réchaufferait, on se le rabâche mais ça refroidira et se re-réchauffera et re-refroidira. Ça ne fait que pulser en mutant un peu, parfois.

L’art des hommes, pendant ce temps, fait la jauge et ne fait que se calquer sur l’histoire des mentalités depuis ses débuts ici-bas. Ça s’accélère, on accélère, on ouvre des brèches, ça s’engouffre.

C’est un petit-plus énorme, l’art, inutile mais vital donc rendu curieusement nécessaire et omniprésent.

L’art agit comme une réécriture interprétative à des fins spirituelles, esthétisantes, poétiques, didactiques, spéculatives, mémorielles, totémiques et ironiques, pourquoi pas ?

Ça reste de la pensée en mouvement coagulée, faite objet, puis argent parfois. Ce n’est pas si virtuel.

On vit, depuis peut-être notre XVII ème siècle, dans une société où Dieu s’évapore mais il se condense encore un peu, son souvenir est bien là. D’autres positivismes nommés, de temps en temps prennent sa place.

Parallèlement: il n’y a pas vraiment de sociétés sans art ou, si l’une d’elle en déballe peu, c’est sans doute qu’on y trouve un excédent en Dieu – ça a l’air très péjoratif et réducteur –, enfin, glissons sur l’éventualité d’un excédent en art ici.

Disons qu’art et religieux ont très longtemps été corrélés, ils interfèrent, sont complémentaires ou supplémentaires, en tout cas, tous deux sont assez hypnotiques, plus ou moins collectifs, et plus ou moins efficients.

Et dans cette mise en facteurs communs, rapide je l’avoue, tous deux semblent avoir une nécessité proche pour toute société donnée en un temps T, pour l’Homme en général chez qui ça comble des vides, pour celui qui émet, pour celui qui reçoit, tant ça participe à leur Histoire.

Ainsi, créer tout court ou créer des mythes, même individuels, envisager des mondes et des visions parallèles, proposer de la fiction, de la transcendance ou fabriquer des dieux, c’est ajouter tout simplement des niveaux de lecture à un réel incomplet, bancal, car nous manquent singulièrement des informations sur ces grands Ailleurs dont nous nous gargarisons, l’invisible, l’inconscient, l’impalpable, l’après-vie, l’avant-vie, LES futurs, LE passé, ce qui pourrait être extra terrestre, le non-encore-pensé, le non-encore-fait, l’infini des possibilités et l’infini encore plus infini des impossibilités, le pourquoi et le comment d’une prétendue présence consciente au monde.

On appréhende toutes ces choses et on répond, de temps en temps, joliment, mais à côté, à des questions qui ont sans doute peu de sens, ou peut-être un sens juste conjoncturel, démodable finalement, d’un millénaire à l’autre, d’une semaine à l’autre, et un jour, peut-être, d’une nanoseconde à l’autre.

Notre cerveau a toujours eu beaucoup de mal à intégrer sa propre finitude, sauf l’heure venant – et encore–, tout comme, et ça peut paraître paradoxal, les notions d’Infini et de Néant, car ce n’est pas si vital pour l’espèce, la plupart du temps il pense à autre chose, le cerveau, et c’est normal.

Mais il a toujours eu besoin de se proposer de nouvelles causalités et de se fignoler de façon empirique des constructions mentales pour sa survie de tous les jours, à partir sans doute de ses rêves à l’origine, de ses hallucinations, et puis de ses élucubrations sur le mouvement des astres, les cycles saisonniers, les coïncidences bizarres, les signes de la Nature, d’où la complexification du protolangage, les proverbes, la divination, la superstition, l’émergence du religieux, de l’art, de la fiction, de la philosophie et aussi bien des sciences.

D’autres champs de pensée plus pertinents toujours, par glissendo, peuvent émerger à tout moment. Là-dessus,on peut lui faire, quand même, un peu confiance au cerveau. On ne s’arrêtera pas ici ou là au niveau de la pensée. On n’a pas du tout fini de brainstormer.

Vouloir donner sans cesse du sens – ou une interprétation cosmogonique, philosophique ou astrophysique et biochimique à ce qui pourrait très bien ne pas en avoir, à la façon où on l’entend maintenant –, semble être une obsession chez nous autres, comme toutes ces dualités, le féminin / le masculin, la vie / la mort, l’espace/ le temps, la matière / l’énergie.

C’est peut-être aussi très proche d’une forme de poétique, tout ça, une belle relecture dichotomique, scandée, rabâchée, de phénomènes physico-chimiques courants et apparents, obéissant à leurs propres rythmes, internes, occultes, leurs propres cycles, mais qui gardent pas mal de leur mystère dans leurs altérations et leurs revirements conséquents et en cela, je ne suis pas spécialiste.

Il en va ainsi de l’Amour, mais il en va ainsi de l’Évolution. C’est mû par quelque chose. Quand on y croit. Ça se répète, puis ça se différencie, ça mute, ça s’associe, symbiose, parasitisme, commensalisme, ça disparaît, mais ça ne naît jamais de rien.

Et à ce stade d’incompréhension totale de ce qui se passe vraiment, on pourrait si bien imaginer aussi l’apparition de la vie comme le parcours erratique de deux acides –ribonucléique et désoxyribonucléique qui ont réussi, avec leurs enzymes associés, par une succession d’essais-erreurs, comme moi et d’autres en peinture et ailleurs.

Et l’on pourrait si bien imaginer encore, l’émergence de la conscience, comme un accident fortuit, pas si nécessaire, de la matière informée, vivante, qui se mettrait à se penser curieusement, à se réfléchir, et se définir elle-même, comme un petit bout de miroir cassé, jeté sur un chaos qui s’organise.

Dans quelle mesure notre petit bout de miroir n’oublie-t-il pas des choses de son propre chaos ?

À ce stade d’incompréhension-ci, (là, maintenant) et si tous ces champs de pensée, ces positionnements, l’humour, l’ironie, le recul, comme les abstractions, les transgressions superficielles, mais aussi les hypothèses d’un avant big-bang, ou de foultitudes de big bangs juste à côté du nôtre, invisibles, incompossibles, mais envisageables comme les trous de vers, et si la tautologie, la cybernétique ou le nihilisme, choses dont on peut se gargariser, choses qui nous aident au final à s’inscrire dans un réel, eh bien, et si tout ceci mis en tas informe, comme lectures du monde contemporain, et si tout cela fonctionnait un peu comme une somme de palliatifs fonctionnant assez bien aujourd’hui depuis la mort récente de Dieu chez nous-autres, nous, croyants d’un nouveau type, nous, détenteurs de cette idéologie supposée dominante, occidentale, effrénée, paumée, en prise à ce présent, en ce début du troisième millénaire boiteux ?

Tout cela (ridiculement prôné) pourrait très bien rappeler le futurisme d’il y a cent ans.

Ailleurs, dans l’espace, dans le temps, tout se conçoit très différemment, toujours. Voyons ! Rares sont les absolus.

Ainsi l’Art n’est qu’une béquille mais avec une béquille on marche.

Et ajouter ces niveaux de lecture s’est toujours aussi avéré une arme, la béquille peut jouer les matraques.

Et armer les discours dominants, les étayer, les promouvoir, et même les critiquer car ça les assied en s’y référant, quels qu’ils soient, traditionalistes, du bon goût du moment, assermentés, tributaires du dernier cri technologique, conservateurs ou dissidents, progressistes, novateurs, révolutionnaires, quels qu’ils soient, car tout ça fluctue, ça se démode, se réhabilite et se pervertit, eh bien tout ceci est extraordinairement ambigu mais du coup si humain.

Sous couvert de spirituel, d’autonome, de pertinent, tout peut être déguisé, récupéré, amoindri, gonflé, par le religieux, le politique, les marchés, les institutions, le plus grand nombre, ou les élites.

Aujourd’hui, on est momentanément dans le transgenre, le culte du moi, le désenchantement, la fausse gaîté, le magasin de jouet, la critique de l’hyperconsommation, du transgénique, on semble être dans l’exhibitionnisme, l’écologie, la nanotechnologie, l’idiolecte, tout ceci c’est de l’auto-épatement.

On prône, on déplore, on constate, on moralise, on se met face à nos erreurs tout en les exagérant souvent, on s’engage, on se dégage, on caricature, on devient ironique, abscons, faussement naïf, c’est très temporaire tout ça, cependant on doute, on expérimente, on propose ou présuppose du politique, du zen, de la résistance, de la distraction, de la réflexion sociologique, de la métaphysique, du porno, de la déco, de la provocation, on mixe tout ça avec de l’innommable, de l’ineffable, du factice, du répétitif, du minimalisme, du gribouillis, du non-dit, du déconstruit, c’est de la survie intellectuelle soi-disant, ce n’est que de l’opportunisme, de la phase, comme autant de placebos, palliatifs à tout ce qui nous a tenu pendant des millénaires et qui s’est évaporé comme l’immortalité de l’âme, les esprits, l’ailleurs, en lesquels notre occident croit moins depuis peu, depuis la mort de Dieu, la divinisation de l’instant, ces miroirs jetés sur le présent.

On réfléchit trop, on s’y perd, mais on s’y retrouvera peut-être, oui mais autrement.

Ça a toujours été notre rôle d’«artiste» décoiffé, de combiner répétition de la tradition et expérimentation de nouveaux champs de pensée, de jouer les témoins, les perturbateurs, les complices et critiques des idéologies depuis des dizaines de milliers d’années.

Rien de plus, rien de si nouveau, à l’instar du sorcier qui, à travers quelques graffitis, célébrait et évoquait, il n’y a pas si longtemps, donc contrôlait un peu aussi, pour son public, la perpétuation des cycles saisonniers et faisait miroiter en même temps également, une éventuelle bonne chasse au chef du clan dans Rahan.

C’était l’opulence, la fertilité, la virilité, la protection qui étaient en jeu, mais le Savoir Universel aussi déjà.

C’était de la magie, du chantage, on y croit toujours un peu, ça rassure, ça inquiète, les promesses d’apocalypse, ça émeut, il ne faut pas briser les cycles, on en joue, c’est beau, ça questionne, c’est bizarre, le savoir.

Puis ça peut être aussi la fête quand on croit que tout se vérifie.

Alors, nous, dès ces débuts-là, avec tout ce savoir, car la règle est de croire toujours tout savoir, eh bien, on s’est occupé de nos morts, car on les aime encore, ils nous manquent, mais heureusement ils nous parlent un peu dans nos rêves, ça c’est curieux, et ça fait peur, alors on leur a construit des maisons bien fermées avec tout ce qu’il faut à l’intérieur. Les premiers tombeaux, constructions associées à des rites magiques pour la survie de l’âme – on y tient particulièrement à l’âme – c’est un acquis que l’on ne rétrocédera pas, le devoir de mémoire déjà, la fête, la peur, on ne sait jamais, cérémoniaux où les psychotropes avaient déjà un grand rôle à jouer, autant que le feu, les masques, dans ces transes collectives, nocturnes, ou les totems, les amulettes, pour personnifier et amadouer les esprits, la peur des mystères de l’univers toujours. Puis on a momifié nos rois qui sont automatiquement devenus des dieux d’ailleurs, avec, comme porte-voix, des tas de pierres, monumentaux, des dolmens, les pyramides, les temples, tout un panthéon, des milliers de dieux, la statuaire antique, les premiers pictogrammes, à la fois mise en images et en discours des au-delà, Paradis, Eden, Nirvana et Walhalla, les idéogrammes, des symboles, les saintes écritures, tout premiers enregistrements de la voix de Dieu, les interdits sacrés, les premières lois, les marchands du temple, Jésus sur la croix, les tout premiers portraits réalistes, ressemblants, faits de leur vivant, d’êtres humains nommés, en l’occurrence là, paléochrétiens, sur les sarcophages du Fayoum en Égypte, puis chez nous, les premières cathédrales érigées sur d’autres reliques, des centaines de saints, des centaines de rois, des bas relief, des gisants, le sang du christ, des bouts de croix, le saint suaire, c’est de l’animisme tout ça, c’est important, ce n’est pas rien, la résurrection, les processions, l’extrême onction, l’inquisition, les Médicis, Duchamp, Beaubourg, le saint urinoir, le palais de Tokyo, le Moma, Pinault à Venise, Le Louvre à Abu Dhabi, c’est notre fluctuation vague entre trivial et sacré. C’est ça l’Histoire.

On institue, on capitalise, on y croit et on érige différemment. Cependant on rêve toujours, on crée encore, selon d’autres modalités, d’autres constructions mentales, fétichistes, cultuelles, culturelles, allant en se complexifiant, en se monétisant, en se momifiant, en se revivifiant, en prenant une ampleur démesurée des fois. L’histoire des arts, l’Histoire de l’Homme ! Car s’y greffe un non moins sacré métadiscours qui cimente tout ça, art sur art, argent sur art, art sur argent, discours sur art, art sur discours sur argent sur art. On en oublie. Une partouze des esprits forts, du brainstorming, d’autres conflits claniques, des biais, des leurres pour, encore une fois, se transcender la finitude, cette fois-ci à l’échelle de l’espèce, pour en faire quelque chose d’historique, de grandiose, de progressiste, d’alambiqué, d’anthropocentriste, de non-dupe, bref de la publicité pour le genre humain car au final, on s’aime bien.

Alors sont-ce, là, des présupposés à nos travaux à tous ? Le post-pessimisme, l’autocritique, le reniement, les paradoxes, l’écrasement de l’histoire, la bouillie des signes et des significations ? Peut-être. Peut-être pas.

Mais tous les jours, moi, je sais pourquoi, je tiens à participer à ce complot-ci, spectaculaire, érotisé. Je l’avoue. À mon échelle modique bien sûr. Mais j’ai tenu, durant mon temps imparti, à tout relativiser et ce n’est que l’époque qui m’autorise cette démolition, ce n’est pas moi qui parle, vous le savez bien, c’est elle. Et qu’est-ce qu’elle me ferait encore dire l’époque ?

Elle me fait dire : « L’homme n’est plus grand chose. Ce n’est qu’un touriste temporaire sur Terre. Un sous-locataire nihiliste qui se tient assez mal. Et son art, autant que sa science, ses alambics, sa bonne santé, son religieux, sa consommation, ses crises et ses guerres, sont ses passe-temps.

Et l’époque le répète tel quel :« Homo Sapiens-Sapiens n’existe plus. «L’Homme deux fois sage» ? C’était une blague, un simple jackalope. Ou bien faudrait-il qu’il la prouve, sa Sapienza, un jour !

Non ! le roi n’est pas nu ! Non, le roi n’est pas mort ! Car le Roi, comme l’Homme, comme l’Art, comme Dieu, n’existent plus depuis peu, mais l’Homme semblerait vouloir les refabriquer, ces chimères, et les ré-ériger sans cesse ».

Cela semblerait notre lot de primates : créer, se redéfinir, sinon on déprime durant sa parenthèse consciente, sa vacance sur terre.

Et sans doute, à ce stade, muter une bonne fois sera bienvenu.

Ça arrivera et ce jour-là, l’Homme d’aujourd’hui, c’est ainsi, sera sur le même piédestal que néandertal.

© JIM DELARGE 2016 | EMAIL: JIM@JIMDELARGE.COM | WEBSITE BY MOBYCLIC